Chez l’assassin

Reportage à Belley

Vacher-Le Chant des crimes-Marc Renneville-Gaelis ÉditionsOn trouvera retranscrit ci-dessous un article d’Emile Berr, publié dans Le Figaro, 2 novembre 1897, p. 1-2. Ce texte est très éclairant et bien renseigné, puisque le journaliste a fait le déplacement à Belley, pour suivre l’enquête au plus près.

M. R.

Illustration : Vacher photographié à la prison de Belley avec un trousseau de clés (1897) .

CHEZ L’ASSASSIN
De notre envoyé spécial

D’Aubenas à Belley la course n’est pas petite, et se complique de changements de trains (quatre ou cinq en près de douze heures, si je compte bien) qui ne contribuent ‘point à l’égayer. Mais peu importe la longueur des routes, au journaliste qu’une curiosité hante ; et cette idée m’obsédait de m’arrêter ici quelques heures, – de voir, sinon « le monstre lui-même », au moins le mur derrière lequel, depuis un mois, le monstre vit.

J’ai vu tout de même un peu plus que cela j’ai pu passer de l’autre côté du mur, ouvrir quelques portes, et regarder…

Elle est, d’ailleurs, bien tranquille, et peu fréquentée, à ce qu’il m’a paru, cette petite maison, désormais célèbre, où ont été entendus les plus effroyables aveux qui soient jamais sortis, sans doute, d’une bouche humaine. Et l’homme qui les a proférés est là, derrière cette façade nue de faux temple grec; au fronton de laquelle s’inscrit, en caractères rouges, l’enseigne de la maison PALAIS DE JUSTICE.

Ici, en effet, par une disposition d’un symbolisme assez heureux, le Tribunal et la prison ne font qu’un. Celle-ci est exactement placée sur le prolongement de celui-là, à l’intérieur d’un mur de clôture rectangulaire qui enveloppe et semble nouer l’une à l’autre, comme une ceinture de pierre, les deux maisons.

Deux ouvertures seulement : sur la grand’route de Culoz, à demi cachée par les platanes qui bordent le mail, la haute porte du Palais de justice; à l’autre bout, dominant le chemin de la gare et les jardins, l’étroite entrée de la prison. Un chemin de ronde sépare l’îlot des habitations voisines; c’est là que se pressait chaque jour la population de Belley, pour voir passer le tueur de bergers entre ses deux gendarmes, et le huer.

Il fallait éviter ces scènes de désordre. On s’est souvenu alors qu’il existait dans le cabinet du juge d’instruction une petite porte, depuis longtemps condamnée, et par où le criminel, pouvait sans être vu du dehors, passer directement de sa cellule à la chambre d’instruction.

On l’a ouverte, et désormais le mail est redevenu silencieux. On n’y voit guère un peu d’animation que les jours de foire, et le promeneur le plus assidu que j’y aie rencontré est le cordier qui, de l’aube à la nuit, va et vient devant la façade déserte, tordant, de son geste machinal, une ficelle qui n’en finit pas.

Non moins calme est la vie du criminel à l’intérieur de la prison. On avait mis Vacher d’abord au secret, et ce régime n’avait pas semblé lui déplaire. Au juge, qui lui proposait un jour de le faire passer dans la salle commune des prévenus, il avait répondu « Non ; j’ai toujours été tout seul. Qu’on me laisse. » Et puis, il s’est ravisé, et il consent, depuis une quinzaine de jours, à passer ses journées en compagnie de deux ou trois pauvres diables qui sont les hôtes actuels de la maison. On ne le replace en cellule que la nuit.

Il est doux et poli avec ses gardiens, et on n’a jamais eu à user de violence avec lui. Il a gardé ses vêtements, va et vient sans menottes, cause paisiblement avec tout le monde et lit les journaux. Les propos qu’il tient sont tantôt raisonnables et tantôt incohérents, et la tâche des aliénistes qui vont avoir à l’examiner ne sera pas commode. Il mêle à des réflexions très sensées et aux récits extrêmement précis des moindres incidents de son passé (et quels incidents !) des déclamations folles sur son rôle social, sur son irresponsabilité et sur l’intervention de Dieu dans ses affaires. « En somme, disait-il l’autre jour au juge Fourquet, je n’ai jamais tué pour voler (mes victimes n’étaient que de pauvres gens), ni pour violer (quoi qu’on dise !) ni pour me venger : je ne connaissais aucun de ceux que j’ai frappés ; et comme on ne tue pas pour rien, n’est-ce-pas monsieur le juge, il faut bien supposer que c’est la main de Dieu qui me conduit. » Et dans le même temps où il débite ces folies, le misérable discute avec la plus exacte lucidité les termes de la déposition que le greffier rédige, et qu’il signera. Car il ne signe rien à la légère il prévoit, calcule la portée des phrases qu’il dit, remplace un mot par un autre cet éventreur s’observe, se corrige, s’épluche.

On sait aussi que l’opinion des journaux le préoccupe extrêmement, et qu’il est friand de publicité. Aussi a-t-il accueilli avec joie la proposition qu’on lui fit, il y a quelques jours, de le photographier.

L’épreuve que j’ai sous les yeux le représente appuyé de la main droite sur sa canne, et tenant dans la gauche un trousseau d’énormes clefs. Il est correctement coiffé, boutonné avec soin, et campé, la tête droite, dans une excellente attitude ; visiblement, il pose. On fut très étonné quand, au moment de passer devant l’objectif, Vacher demanda au gardien chef de lui confier un instant les clefs qu’il avait à la main. « Comme ça, fit-il, je suis censé tenir les clefs du ciel. »

C’était précisément celles des portes d’entrée de la prison qu’il désignait. Le gardien chef jugea prudent de lui en chercher d’autres. À cet instant-là, trois ou quatre personnes à peine l’entouraient dans la cour de la prison, et le misérable est doué, comme on sait, d’une force herculéenne. Il en donna une preuve saisissante au même moment. La canne sur laquelle il s’appuyait étant trop longue, on voulut en couper le bout. « Laissez donc », fit Vacher. Et d’un coup net du pied, il cassa le bâton au point qu’il avait dit.

Il y a des magistrats que ces petites complaisances vis-à-vis d’un assassin exaspèrent. Il est pourtant indispensable, en beaucoup de cas, que la justice s’y abaisse, et ce fut le cas de M. Fourquet. Le jeune juge d’instruction de Belley — compatriote et ancien secrétaire de M. Rambaud, dont il est resté le très dévoué ami — n’appartient à la magistrature que depuis peu de temps. Ancien avocat, il fut d’abord envoyé comme juge à Ambert, et de là à Belley où il est installé depuis cinq mois à peine. Il n’y a pas perdu son temps.

On se rappelle dans quelles circonstances M. Fourquet mit la main sur son prisonnier d’aujourd’hui.

En procédant à l’étude de divers dossiers criminels abandonnés, le nouveau juge avait été très frappé du signalement de l’auteur présumé d’un crime commis, le 31 août 1895, dans un village de son ressort, à Bénonces, sur un berger de seize ans, le jeune Portalier, et que la justice avait recherché sans succès. L’affaire était classée.

Or, le signalement de l’inconnu correspondait exactement à celui de Vacher, qu’une vague affaire d’attentat aux mœurs avait fait tomber quelques semaines auparavant, aux mains des juges de Tournon. Une commission rogatoire est lancée. On amène Vacher à Belley, et une nouvelle instruction commence. Le juge a compris qu’il n’obtiendra rien de cette brute par des menaces. Aussi ne menace-t-il point. Tranquillement – et non sans courage – il rejoint chaque jour Vacher dans sa cellule, s’y enferme avec lui, et l’entretien s’engage. Et peu à peu l’homme prend confiance il annonce qu’il va parler; il parle. On attendait de lui l’aveu d’un assassinat il avoue celui-là, et puis, tout doucement, onze autres par-dessus le marché. J’imagine que l’étonnement ressenti par le chasseur qui, guettant au tournant de la montagne un renard, voit passer devant lui douze ours au petit trot, est une sensation futile à côté de celle que dut éprouver, dans cet instant-là, M. le juge d’instruction de Belley. Il les a connues, ce juge, les « minutes supérieures » dont parlait Dumas !

Vacher lui réserve-t-il d’autres surprises ? On en doute. M. Fourquet semble disposé à croire que l’horrible homme n’a pas tout dit, mais il est probable que, désormais, Vacher se taira. Il a eu, l’autre jour, un mot sublime. C’était après l’aveu de son douzième assassinat celui du jeune homme dont le cadavre était ces jours-ci retrouvé, près de Fourvières, sur les indications de Vacher lui-même. Le juge d’instruction le poussait doucement, essayant de tirer de lui, sur une nouvelle affaire qui le préoccupe, et où il a cru retrouver le « tour de main ».de son prisonnier, quelque confidence. Vacher l’a arrêté net, et, du ton d’un homme trop bon de qui on abuse, et dont vraiment la patience est à bout « Monsieur le juge, ne m’en demandez pas davantage. JE NE PEUX RIEN FAIRE DE PLUS POUR vous. » (Textuel.)

Mais M. Fourquet ne désespère pas, et continue d’accumuler des notes et d’éplucher ses dossiers dans la petite chambre où, tout à l’heure, Vacher viendra converser familièrement avec lui : un étroit cabinet, aux murs nus, meublés d’une armoire et d’un cartonnier en bois peint, et de quelques chaises de paille. Et l’homme est aussi simple que le décor où s’encadre le drame dont il prépare depuis un mois, ligne à ligne, le dénouement. Trente-cinq ans à peine, mince, sec, moustache courte, l’œil fureteur sous le binocle; une tête d’officier dont l’abus des mathématiques et le soleil des colonies auraient prématurément dépouillé le crâne.

Il était, au surplus, dans la destinée de M. Fourquet d’être chauve de bonne heure, et je ne doute pas que, s’il était arrivé à Belley avec ses cheveux, le travail auquel il est livré depuis un mois ne les lui eût fait perdre. Il est au Tribunal à sept heures du matin, et à minuit il travaille encore. Il est obligé de suivre les audiences du Tribunal et continue de donner ses soins aux affaires courantes de son ressort. Et, pendant ce temps, de tous les Parquets de France, les dossiers s’abattent sur sa table. En voici près de trente de Douai, de Valence, de Sens, du Puy, de Die, de Condom, de Saint-Marcellin, de Sainte-Menehould, d’Orléans, de Belfort, de Nîmes, de Bourg, de Louviers, de Vienne, de Privas, de Lyon, de Bourgoing, de Rodez, de Neufchâteau, de Castres, de Montélimar, de Guinguamp, de Grenoble, de Briançon, d’Autun, de Chartres, de Rive-de-Gier, de Castelsarrasin. Et il en arrive de nouveaux tous les jours !

Tous les Parquets qui recherchent un ou plusieurs assassins (celui d’Autun n’en recherche-t-il pas quatre, à cette heure ?) envoient leurs dossiers à Belley. Ces dossiers nous édifient sur la façon dont la police est faite dans nos campagnes et sur la sécurité dont on y jouit ils nous apprennent ils sont l’épouvantable aveu qu’il y a présentement, en province, une quarantaine d’assassins que la police recherche, et qu’elle ne trouve pas ! Et il ne s’agit ici que de crimes récents, commis dans le court laps de temps où Vacher a exécuté ses victimes. Le tueur de bergers nous aura décidément instruits sur plus de choses qu’il ne croit.

Il est trois heures, et l’assassin va rendre visite à son juge. Je me lève pour prendre congé, et mon pied heurte à terre une gibecière usée, bourrée de choses. « Le bagage de Vacher », me dit M. Fourquet. Et j’examine.

Il est lugubre et dégoûtant, ce bagage. Voici l’accordéon, d’abord, en assez bon état; le bâton boueux, un parapluie sans manche, une longue corde, enroulée autour du sac de toile où s’étalent les jambières et les bottes à demi pourries du chemineau une marmite rouillée où j’aperçois un morceau de savon, un mètre en cuivre, des ciseaux maculés d’on ne sait quelles taches; et, dans la gibecière, un peu de tout : des pommes de terre, une boîte de pains à cacheter, des oignons, un flacon d’huile pour les maux d’oreilles, et un corsage de tricot mauve dont un violent lavage a effacé par places la couleur. Taille d’enfant. Un souvenir…

Et voici qu’un bruit de pas, dans le couloir de communication, nous avertit de l’arrivée du criminel. La porte du cabinet s’est ouverte, un gendarme paraît et salue. L’assassin est derrière lui, suivi d’un second gendarme. Je me retire assez lentement pour n’être pas tout à fait sorti de cette chambre avant que l’homme y soit rentré.

Il a les mains dans les poches, et salue de la tête, en souriant. « Bonjour, Vacher. — Bonjour, monsieur le juge. — Ça va bien ? — Très bien, je vous remercie. — Et vous ? — Moi, pas mal. »

C’est le ton ordinaire de leurs entretiens. Vacher porte un « complet » de velours marron rayé et le bonnet de poil blanc qui ne le quitte pas. Il a le teint blême sous une barbe noire assez fournie la barre des sourcils, très noire, accentue l’expression des yeux qui sont intelligents et doux. Le coup de pistolet que s’est tiré Vacher dans la figure, il y a six ou sept ans, a produit une paralysie du côté droit de la face. De là, une très déplaisante asymétrie du visage, immobile d’un côté et grimaçant, comme convulsé, de l’autre quand cet homme parle. Mais, au repos, je suis désolé d’avoir à l’avouer, la physionomie est presque sympathique. J’ai entendu des gens se récrier sur la férocité de ce regard d’assassin. Si le portrait de Vacher nous était donné, dans un Bulletin de société philanthropique, comme celui d’un ouvrier qui a tiré de l’eau plusieurs personnes en danger de mort, et qui soutient de son travail une vieille mère paralytique, on serait d’accord qu’il « porte bien cela sur sa figure ». On est toujours enclin, à juger l’œil et le nez des gens à travers l’opinion qu’on a d’eux, et il serait assez juste de dire des physionomies ce qu’Amiel disait des paysages : que ce sont des états d’âme.

M. Fourquet a pris sur sa table le Supplément illustré du Petit Journal, et il le présente à Vacher : « Comment trouvez-vous votre portrait ? Assez bien, n’est-ce pas ? » Vacher examine « Oui, pas mal » ; et comme il s’attarde à la lecture des commentaires, plutôt discourtois, qui accompagnent l’image, le juge lui reprend la feuille des mains. Vacher hausse les épaules « Ils m’appellent l’éventreur. Il vaut mieux être un éventreur que de faire des éventreurs. »

Cette phrase lui plaît; il la répète; et, brusquement « Et puis quoi, tout ça, c’est Dieu qui l’a voulu, hein ? — Évidemment, dit le juge », le nez dans ses papiers.

Mais voici où il recommence à n’être plus fou. Un magistrat graphologue du Tribunal lui a fait passer une des photographies dont je parlais tout à l’heure, en le priant d’y inscrire quelques mots. Vacher, froidement, la tire de sa poche, et la rend au juge. Et comme celui-ci s’étonne de n’y pas lire l’écriture du prisonnier « Je veux d’abord voir, fait Vacher, comment mon affaire tournera. »

Donnant, donnant. Cet homme s’est dit que, s’il doit monter à l’échafaud, il n’a vraiment aucune raison de faire des politesses aux gens qui l’y enverront. Permettez-lui de voir d’abord « comment son affaire tournera ».

C’est maintenant la reprise de l’interrogatoire d’hier qui commence, et cet entretien doit rester secret. Il n’y a plus pour l’entendre que le juge, les deux gendarmes et le greffier.

Autour du Palais, la petite ville continue sa vie morne et douce; le chemin du mail est désert, et, devant la fenêtre du juge, il n’y a toujours que le cordier qui se promène, tordant, à pas très lents, sa ficelle.

Émile Berr.

Source : Le Figaro, 2 novembre 1897.

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LE CHANT DES CRIMES
Les Complaintes de l’affaire Vacher 

Marc Renneville.
25 avril 2021 – Éditions Gaelis 

Format Broché : 180 x 230 –  ISBN : 978-2-38165-039-5
Nbr de pages : 132
Illustré : Oui

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