Accusés à tort et complotisme
Dans le Chant des crimes, on signale la gravité des accusations portées par la population en mal d’arrestation. Dénonçant d’abord l’inertie de la gendarmerie, elle glisse vite à la désignation d’un faux coupable accusé à tort. Elle accuse la justice de complicité criminelle en ne voulant pas poursuivre l’homme qu’elle désigne, et elle est prompte à voir dans cette inertie un complot ourdi par les élites. Volatile par nature, ces rumeurs sont rapportées dans les complaintes. On revient ici sur le triste sort de Bernardin Bannier, persécuté à la suite de la découverte du corps du jeune berger Pierre Massot-Pelet. Le témoignage est rapporté par Albert Sarraut, alors journaliste pour La Dépêche. Cet article a été publié en première page dans l’édition du 4 novembre 1897
M. R.
Illustration : portrait de Bernadin Bannier
LE TUEUR DE BERGERS
De notre envoyé spécial (Albert Sarrault)
Les autres victimes
Saint-Etienne-de-Boulogne (Ardèche). 2 novembre. — La fureur meurtrière de Vacher a fait, on le sait, d’autres victimes que celles dont la terre des cimetières recouvre les cadavres déchirés par le couteau et souillés par la caresse infâme de l’éventreur. Ces autres victimes, elles, ont gardé la vie, mais leur sort n’en fut peut-être que plus terrible et plus douloureux, car, pendant des années, cette vie n’a été pour elles qu’une succession de souffrances indicibles, de longs désespoirs, de tortures morales intolérables. Je veux parler de ces innocents qui, soupçonnés d’être les auteurs des crimes commis par Vacher, sentirent s’abattre sur leurs épaules l’écrasant fardeau de l’erreur judiciaire et de l’injuste réprobation publique, et ne sont pas encore parvenus, en dépit des aveux de Vacher, à reconquérir entièrement sinon le bonheur, tout au moins la tranquillité et la considération qui leur avaient été ravies.
L’Histoire de Bannier
On connaît la lamentable histoire de ces victimes de la plus effrayante injustice, on sait les noms de ces malheureux et les souffrances qu’ils ont endurées. Parmi les supplices subis par ces infortunés, il n’en est peut-être pas de plus navrant et de plus odieux à la fois que celui qui, pendant deux ans, a fait crier de douleur le pauvre Bannier et sa douloureuse famille. Arrêté, puis relâché faute de preuves, cet innocent n’a cessé, depuis le mois de septembre 1895, d’être en butte, de la part de ses concitoyens, aux cruautés les plus raffinées d’une méchanceté opiniâtre et calculée. Traqué comme une bête fauve, insulté, bafoué, frappé même, poursuivi comme un chien enragé par la haine féroce d’ennemis infatigables, abandonné par ceux dont le devoir et le métier sont de protéger la liberté et la vie humaine, Bannier a bu jusqu’à la lie le calice de toutes les douleurs, de toutes les hontes, de toutes les souffrances physiques et morales. Et peut-être eût-il succombé à la fin, peut-être se fût-il abattu, un jour, comme la bête forcée par les chiens, s ‘il n’avait eu auprès de lui, avec lui, devant lui un homme qui, seul au milieu d’une population unanimement hostile, s’était courageusement levé pour défendre envers et contre tous celui qu’il sentait innocent. Si le supplice de Bannier nous montre un des plus terribles exemples de la lâcheté humaine, la conduite du maire Artige nous apporte, elle, un admirable et réconfortant exemple de courage et de noble énergie.
Je ne pouvais quitter l’Ardèche sans aller voir ces deux hommes, la victime et son défenseur, et sans apprendre de leur bouche le récit de leur commune lutte contre les agressions de l’injustice humaine. Aussi, ce matin, après deux interminables heures de marche lente dans des terrains décidément trop accidentés, ma voiture me déposait-elle à quelque distance de Saint-Etienne-de-Boulogne, devant le moulin Artige…
Le maire Artige
Le défenseur de Bannier donne tout de suite, à première vue, l’impression vigoureuse de ce qu’il est : un énergique. Grand, vigoureux, le visage aux méplats accusés, les yeux vifs et brillants, le maire de Saint-Etienne de Boulogne est très courtois, c’est avec un obligeant empressement qu’il veut bien satisfaire notre curiosité :
« C’est le 27 septembre 1895 que le corps du petit berger Pierre Massot fut trouvé à quelque distance de Saint-Etienne-de-Boulogne, dans un champ où il était allé conduire les troupeaux de son maître, M. Pontal. Le cadavre était accroupi contre le mur d’une maison située au milieu du champ, la tête appuyée sur une main repliée, l’autre main reposant sur le genou, le pantalon était défait et la chemise retombait sur les jambes, cachant son ventre. Ce n’est qu’en relevant le corps qu’on vît les blessures horribles qu’il portait : une entaille profonde sectionnait le cou, et on voyait sur le ventre, au pli de la cuisse, une blessure d’une vingtaine de centimètres. Peu ou presque pas de sang sur les habits : une marge rouge se voyait pourtant sur l’herbe, à quelques pas du cadavre, ce qui semblait indiquer que l’enfant avait été assassiné à cet endroit et que le meurtrier l’avait ensuite transporté contre le mur et placé dans la position que je vous ai indiquée.
Je ne vous referai pas tout l’historique de l’instruction et des enquêtes. Sachez seulement que Bannier fut arrêté sur la dénonciation mensongère d’un cafetier du nom de Boiron, qui prétendit avoir entendu Bannier dire, dans son établissement, plusieurs jours avant le crime, en montrant un grand couteau : « Il servira pour le petit berger ». Ceci était une pure invention, et deux témoins que Boiron avait lait appeler pour corroborer son témoignage ont déclaré n’avoir jamais vu ou entendu chose pareille. Bannier fut arrêté, conduit en prison où il passa vingt-deux jours, mais l’absence de toute preuve, même de toute présomption contre lui, prévalut sur les faux témoignages de ses ennemis, et il fut relâché.
Il revient alors, le malheureux, au hameau d’Auzon, que vous voyez là-bas, au milieu de cette montagne, dans les arbres, et que Bannier habite avec sa famille. Et dès lors commence pour lui une vie de souffrances et de persécutions de toutes sortes.
— Il avait donc des ennemis ?
— Quelques-uns. Non qu’il soit un méchant homme, mais il n’entend pas raillerie sur le chapitre de sa propriété, et il avait l’habitude de menacer du juge de paix toutes les personnes dont les chèvres ou bœufs s’aventuraient dans son champ. Il s’était fait ainsi six ou sept grands ennemis et ce sont eux qui ont conduit et dirigé toutes les persécutions dont Bannier a été abreuvé ; voyant dans son arrestation un moyen de se débarrasser de lui, ils l’avaient faussement dénoncé. Quand ils ont vu qu’il était relâché, leur rage n’a plus connu de bornes et ils ont fait subir au malheureux les pires méchancetés. Je ne puis vous raconter toutes ces abominations ; au reste, Bannier – que je viens d’envoyer chercher – vous racontera cela lui-même. Mais pour vous donner une idée de l’état d’esprit des bourreaux de Bannier, je vous raconterai simplement qu’un jour, je reçus la visite de trois individus, dont l’un était conseil-l er municipal, et qui m’apportaient une déclaration attestant que c’était bien Bananier qui était l’assassin du petit Massot : « Nous savons bien que ce n’est pas vrai, me disent-ils ; mais il faut que Bannier parte, que nous nous en débarrassions ; : signez donc avec nous cette déclaration ! » Vous vous doutez de la réponse que je leur fis ; de dépit, le conseiller municipal donna sa démission, qui fut d’ailleurs acceptée avec empressement. Vous croyez peut-être qu’après les aveux de Vacher, les ennemis de Bannier ont désarmé ? Ce serait mal les connaître. Leur fureur n’a fait que redoubler, et ils ont lacéré et couvert d’ordures à plusieurs reprises les placards-affichés dans lesquels j’avais fait reproduire la lettre que m’adressait récemment M. Piétu, procureur de la République, pour attester l’innocence de Bannier et me charger d’en informer la population.
Malgré la preuve aujourd’hui éclatante de son innocence, Bannier continue d’être en butte aux méchancetés odieuses des mêmes gens, qui se cachent lâchement quand on veut les poursuivre, mais qui recommencent dès qu’on a tourné le dos. Hier encore, on a traité Bannier d’assassin, de tueur, en pleine rue. Et l’on continue de chanter les chansons injurieuses qu’on avait composées à son intention !
Car on a composé, comme le dit M. Artige, des chansons ou plutôt des complaintes ou le pauvre Bannier est, bien entendu odieusement traité ; j’ai pu me procurer le texte de l’une d’elles, que je vous expédie {aucun journal ne l’a encore publiée) — et dont je respecte scrupuleusement l’orthographe, le mètre et la rime :
[cette complainte est retranscrite avec une partition dans le livre, on en reproduit ici le dernier couplet]
[…]
Grand Dieu ! quel siècle horrible !
Parmi les pauvres humains,
Les crimes n’ont pas de fin.
Oh ! ciel ! que c’est horribile !
Le peuple sera bientôt
Mis au nombre des pourceaux
Auquel cas l’auteur do la complainte pourra leur en enseigner les mœurs et le langage !
Et Vacher.
Mais revenons à M. Artige.
— Il me semble, lui dis-je, que les aveux très précis de Vacher eussent dû couper court aux calomnies dont Bannier est encore victime. Que veulent de plus les misérables qui les propagent ?
— Ce qu’ils veulent, répond mon interlocuteur, mais c’est se débarrasser coûte que coûte et par n’importe quel moyen de Bannier ; et en dépit des aveux de Vacher, ils s’obstinent à croire à la culpabilité de ce pauvre homme, disant que Vacher est une de vaurien et de fou auquel la magistrature fait endosser la responsabilité du crime de Bannier ! Ne vous récriez pas, ce que je dis est la vérité : ne m’ont-ils pas accusé, moi, d’avoir donné 6000 francs pour obtenir la mise en liberté de Bannier ! Ce que veulent les ennemis de Bannier, c’est son départ ; ils voudraient bien aussi qu’on amenât Vacher ici, afin de pouvoir contrôler sa culpabilité !!… Et ils seraient parfaitement heureux si l’on venait le guillotiner ici ; tels sont les gens auxquels Bannier a affaire et qui l’ont accablé de persécutions inouïes. Mais au reste, tenez, voici Bannier lui-même qui vous les racontera mieux que moi. »
Bannier, en effet, vient d’entrer dans la salle où nous sommes.
(à suivre)
A. S. (Albert Sarrault)
Source : La Dépêche, 4 novembre 1897
Découvrez aussi les autres articles :
Le vagabond — Chez l’assassin — Les camelots — La complainte et le journal — Où chanter le crime?
LE CHANT DES CRIMES
Les Complaintes de l’affaire Vacher
Marc Renneville.
25 avril 2021 – Éditions Gaelis
Format Broché : 180 x 230 – ISBN : 978-2-38165-039-5
Nbr de pages : 132
Illustré : Oui
Commandez un exemplaire dédicacé du Chant des crimes, sur le site de Gaelis Editions. Ce livre est disponible en librairie ou sur toutes les plates-formes de vente.
Retrouvez Marc Renneville sur sa page Facebook
Plus d’informations sur Marc Renneville
Le site de Criminocorpus