Le vagabond

Une nouvelle de Guy de Maupassant

Le vagabond Guy de Maupassant complaintes criminelles de Vacher Marc Renneville Gaelis

Cette nouvelle de Guy de Maupassant a été publiée une première fois dans La Nouvelle Revue, 1er janvier 1887, p. 6- 16.

Elle a ensuite été incluse comme dernier texte dans le recueil Le Horla, paru la même année chez l’éditeur Paul Ollendorff.

Guy de Maupassant décrit le parcours fatal de Jacques Randel, un jeune et brave charpentier qui, n’ayant plus d’emploi, se trouve sur la route à chercher vainement du travail. Acculé par la faim, rejeté de tous, à l’exception d’une vache avec laquelle il partage une nuit, Randel sombre en assaillant une jeune femme. Loin de dresser un portrait idyllique du vagabond, tel que le proposera Jean Richepin dix ans plus tard, dans sa pièce Le chemineau, Maupassant décrit ici froidement l’implacable processus social qui produit le vagabond dangereux. Une sorte de Vacher avant l’heure. Joseph Vacher qui sera arrêté dans sa sinistre odyssée, précisément, en cette année 1897 où la pièce de Richepin triomphe au théâtre de l’Odéon…

M. R.

LE VAGABOND, de Guy de Maupassant

Depuis quarante jours, il marchait, cherchant partout du travail. Il avait quitté son pays, Ville-Avaray, dans la Manche, parce que l’ouvrage manquait. Compagnon charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet, vaillant, il était resté pendant deux mois à la charge de sa famille, lui, fils aîné, n’ayant plus qu’à croiser ses bras vigoureux, dans le chômage général. Le pain devint rare dans la maison; les deux sœurs allaient en journée, mais gagnaient peu ; et lui, Jacques Randel, le plus fort, ne faisait rien parce qu’il n’avait rien à faire, et mangeait la soupe des autres.

Alors, il s’était informé à la mairie; et le secrétaire avait répondu qu’on trouvait à s’occuper dans le Centre.

Il était donc parti, muni de papiers et de certificats, avec sept francs dans sa poche et portant sur l’épaule, dans un mouchoir bleu attaché au bout de son bâton, une paire de souliers de rechange, une culotte et une chemise.

Et il avait marché sans repos, pendant les jours et les nuits, par les interminables routes, sous le soleil et sous les pluies, sans arriver jamais à ce pays mystérieux où les ouvriers trouvent de l’ouvrage.

Il s’entêta d’abord à cette idée qu’il ne devait travailler qu’à la charpente, puisqu’il était charpentier. Mais, dans tous les chantiers où il se présenta, on répondit qu’on venait de congédier des hommes, faute de commandes, et il se résolut, se trouvant à bout de ressources, à accomplir toutes les besognes qu’il rencontrerait sur son chemin.

Donc, il fut tour à tour terrassier, valet d’écurie, scieur de pierres ; il cassa du bois, ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla du mortier, lia des fagots, garda des chèvres sur une montagne, tout cela moyennant quelques sous, car il n’obtenait, de temps en temps, deux ou trois jours de travail qu’en se proposant à vil prix, pour tenter l’avarice des patrons et des paysans.

Et maintenant, depuis une semaine, il ne trouvait plus rien, il n’avait plus rien et il mangeait un peu de pain, grâce à la charité des femmes qu’il implorait sur le seuil des portes, en passant le long des routes.

Le soir tombait, Jacques Randel harassé, les jambes brisées, le ventre vide, l’âme en détresse, marchait nu-pieds sur l’herbe au bord du chemin, car il ménageait sa dernière paire de souliers, l’autre n’existant plus depuis longtemps déjà.

C’était un samedi, vers la fin de l’automne. Les nuages gris roulaient dans le ciel, lourds et rapides, sous les poussées du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait qu’il pleuvrait bientôt. La campagne était déserte, à cette tombée de jour, la veille d’un dimanche. De place en place, dans les champs, s’élevaient pareilles à des champignons jaunes, monstrueux, des meules de paille égrenées ; et les terres semblaient nues, étant ensemencées déjà pour l’autre année.

Randel avait faim, une faim de bête, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, il allongeait les jambes pour faire moins de pas, et, la tête pesante, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, la bouche sèche, il serrait son bâton dans sa main avec l’envie vague de frapper à tour de bras sur le premier passant qu’il rencontrerait rentrant chez lui manger la soupe.

Il regardait les bords de la route avec l’image, dans les yeux, de pommes de terre défoules, restées sur le sol retourné. S’il en avait trouvé quelques-unes, il eût ramassé du bois mort, fait un petit feu dans le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume chaud et rond, qu’il eût tenu d’abord, brûlant, dans ses mains froides.

Mais la saison était passée, et il devrait, comme la veille, ronger une betterave crue, arrachée dans un sillon.

Depuis deux jours, il parlait haut en allongeant le pas sous l’obsession de ses idées. Il n’avait guère pensé, jusque-là, appliquant tout son esprit, toutes ses simples facultés, à sa besogne professionnelle. Mais voilà que la fatigue, cette poursuite acharnée d’un travail introuvable, les refus, les rebuffades, les nuits passées sur l’herbe, le jeûne, le mépris qu’il sentait chez les sédentaires pour le vagabond, cette question posée chaque jour : « Pourquoi ne restez-vous pas chez vous ? », le chagrin de ne pouvoir occuper ses bras vaillants qu’il sentait pleins de force, le souvenir des parents demeurés à la maison et qui n’avaient guère de sous, non plus, l’emplissaient peu à peu d’une colère lente, amassée chaque jour, chaque heure, chaque minute, et qui s’échappait de sa bouche, malgré lui, en phrases courtes et grondantes.

Tout en trébuchant sur les pierres qui roulaient sous ses pieds nus, il grognait: « Misère… misère… tas de cochons… laisser crever de faim un homme… un charpentier… tas de cochons…pas quatre sous… pas quatre sous… v’là qu’il pleut… tas de cochons !… » Il s’indignait de l’injustice du sort et s’en prenait aux hommes, à tous les hommes, de ce que la nature, la grande mère aveugle, est inéquitable, féroce et perfide.

Il répétait, les dents serrées : « Tas de cochons ! » en regardant la mince fumée grise qui sortait des toits, à cette heure du dîner. Et, sans réfléchir à cette autre injustice, humaine, celle-là, qui se nomme violence et vol, il avait envie d’entrer dans une de ces demeures, d’assommer les habitants et de se mettre à table, à leur place.

Il disait : « J’ai pas le droit de vivre, maintenant… puisqu’on me laisse crever de faim… je ne demande qu’à travailler, pourtant… tas de cochons ! » Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son ventre, la souffrance de son cœur lui montaient à la tête comme une ivresse redoutable, et faisaient naître, en son cerveau, cette idée simple : « J’ai le droit de vivre, puisque je respire, puisque l’air est à tout le monde. Alors, donc, on n’a pas le droit de me laisser sans pain ! »

La pluie tombait, fine, serrée, glacée. Il s’arrêta et murmura : « Misère… encore un mois de route avant de rentrer à la maison… » Il revenait en effet chez lui maintenant, comprenant qu’il trouverait plutôt à s’occuper dans sa ville natale, où il était connu, en faisant n’importe quoi, que sur les grands chemins où tout le monde le suspectait.

Puisque la charpente n’allait pas, il deviendrait manœuvre, gâcheur de plâtre, terrassier casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.

Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin d’empêcher l’eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais il sentit bientôt qu’elle traversait déjà la mince toile de ses vêtements et il jeta autour de lui un regard d’angoisse, d’être perdu qui ne sait plus où cacher son corps, où reposer sa tête, qui n’a pas un abri par le monde.

La nuit venait, couvrant d’ombre les champs. Il aperçut, au loin, dans un pré, une tache sombre sur l’herbe, une vache. Il enjamba le fossé de la route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu’il faisait.

Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa grosse tête, et il pensa : « Si seulement j’avais un pot, je pourrais boire un peu de lait. »

Il regardait la vache; et la vache le regardait ; puis, soudain, lui lançant dans le flanc un grand coup de pied : « Debout ! » dit-il.

La bête se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde mamelle ; alors l’homme se coucha sur le dos, entre les pattes de l’animal, et il but, longtemps, pressant de ses deux mains le pis chaud, et qui sentait l’étable. Il but tant qu’il resta du lait dans cette source vivante.

Mais la pluie glacée tombait plus serrée, et toute la plaine était nue sans lui montrer un refuge. Il avait froid ; et il regardait une lumière qui brillait entre les arbres, à la fenêtre d’une maison.

La vache s’était recouchée, lourdement. Il s’assit à côté d’elle, en lui flattant la tête, reconnaissant d’avoir été nourri. Le souffle épais et fort de la bête, sortant de ses naseaux comme deux jets de vapeur dans l’air du soir, passait sur la face de l’ouvrier qui se mit à dire : « Tu n’as pas froid là-dedans, toi. »

Maintenant, il promenait ses mains sur le poitrail, sous les pattes, pour y trouver de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle de se coucher et de passer la nuit contre ce gros ventre tiède. Il chercha donc une place, pour être bien, et posa juste son front contre la mamelle puissante qui l’avait abreuvé tout à l’heure. Puis, comme il était brisé de fatigue, il s’endormit tout à coup.

Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos ou le ventre glacé, selon qu’il appliquait l’un ou l’autre sur le flanc de l’animal ; alors il se retournait pour réchauffer et sécher la partie de son corps qui était restée à l’air de la nuit ; et il se rendormait bientôt de son sommeil accablé.

Un coq chantant le mit debout. L’aube allait paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel était pur.

La vache se reposait, le mufle sur le sol ; il se baissa en s’appuyant sur ses mains, pour baiser cette large narine de chair humide, et il dit : « Adieu, ma belle… à une autre fois… t’es une bonne bête… Adieu… » Puis il mit ses souliers, et s’en alla.

Pendant deux heures, il marcha devant lui suivant toujours la même route ; puis une lassitude l’envahit, si grande, qu’il s’assit dans l’herbe.

Le jour était venu ; les cloches des églises sonnaient, des hommes en blouse bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à pied, soit montés en des charrettes, commençaient à passer sur les chemins, allant aux villages voisins fêter le dimanche chez des amis, chez des parents.

Un gros paysan parut, poussant devant lui une vingtaine de moutons inquiets et bêlants qu’un chien rapide maintenait en troupeau.

Randel se leva, salua : « Vous n’auriez pas du travail pour un ouvrier qui meurt de faim ? » dit-il.

L’autre répondit en jetant au vagabond un regard méchant : « Je n’ai point de travail pour les gens que je rencontre sur les routes. »

Et le charpentier retourna s’asseoir sur le fossé.

Il attendit longtemps; regardant défiler devant lui les campagnards, et cherchant une bonne figure, un visage compatissant pour recommencer sa prière.

Il choisit une sorte de bourgeois en redingote, dont une chaîne d’or ornait le ventre. « Je cherche du travail depuis deux mois, dit-il. Je ne trouve rien ; et je n’ai plus un sou dans ma poche. »

Le demi-monsieur répliqua :
« – Vous auriez dû lire l’avis affiché à l’entrée du pays.
– La mendicité est interdite sur le territoire de la commune.
– Sachez que je suis le maire, et, si vous ne filez pas bien vite, je vais vous faire ramasser. »

Randel, que la colère gagnait, murmura : « Faites-moi ramasser si vous voulez, j’aime mieux cela, je ne mourrai pas de faim, au moins. »

Et il retourna s’asseoir sur son fossé.

Au bout d’un quart d’heure, en effet, deux gendarmes apparurent sur la route. Ils marchaient lentement, côte à côte, bien en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux cirés, leurs buffleteries jaunes et leurs boutons de métal, comme pour effrayer les malfaiteurs et les mettre en fuite de loin, de très loin.

Le charpentier comprit bien qu’ils venaient pour lui ; mais il ne remua pas, saisi soudain d’une envie sourde de les braver, d’être pris par eux, et de se venger, plus tard.

Ils approchaient sans paraître l’avoir vu, allant de leur pas militaire, lourd et balancé comme la marche des oies. Puis tout à coup, en passant devant lui, ils eurent l’air de le découvrir, s’arrêtèrent et se mirent à le dévisager d’un œil menaçant et furieux.

Et le brigadier s’avança en demandant :
— Qu’est-ce que vous faites ici?

L’homme répliqua tranquillement :
— Je me repose.
— D’où venez-vous?
— S’il fallait vous dire tous les pays où j’ai passé, j’en aurais pour plus d’une heure.
— Où allez-vous?
— A Ville-Avaray.
— Où c’est-il ça ?
— Dans la Manche.
— C’est votre pays ?
— C’est mon pays.
— Pourquoi en êtes-vous parti ?
— Pour chercher du travail.

Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du ton colère d’un homme que la même supercherie finit par exaspérer :
— Ils disent tous ça, ces bougres-là. Mais je la connais, moi.

Puis il reprit :
— Vous avez des papiers ?
— Oui, j’en ai.
— Donnez-les.

Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats, de pauvres papiers usés et sales qui s’en allaient en morceaux, et les tendit au soldat. L’autre les épelait en ânonnant, puis constatant qu’ils étaient en règle, il les rendit avec l’air mécontent d’un homme qu’un plus malin vient de jouer.

Après quelques moments de réflexion, il demanda de nouveau :
— Vous avez de l’argent sur vous ?
— Non.
— Rien ?
— Rien.
— Pas un sou seulement ?
— Pas un sou seulement.
— De quoi vivez-vous, alors?
— De ce qu’on me donne.
— Vous mendiez, alors?”

Randel répondit résolument :
— Oui, quand je peux.

Mais le gendarme déclara : « Je vous prends en flagrant délit de vagabondage et de mendicité, sans ressources et sans profession, sur la route, et je vous enjoins de me suivre. »

Le charpentier se leva.
— Ousque vous voudrez, dit-il.

Et se plaçant entre les deux militaires avant même d’en recevoir l’ordre, il ajouta :
— Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un toit sur la tête quand il pleut.

Et ils partirent vers le village dont on apercevait les tuiles, à travers des arbres dépouillés de feuilles à un quart de lieue de distance. C’était l’heure de la messe, quand ils traversèrent le pays. La place était pleine de monde, et deux haies se formèrent aussitôt pour voir passer le malfaiteur qu’une troupe d’enfants excités suivait. Paysans et paysannes le regardaient, cet homme arrêté, entre deux gendarmes, avec une haine allumée dans les yeux, et une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il avait tué. Le boucher ancien spahi affirma : « C’est un déserteur. » Le débitant de tabac crut le reconnaître pour un homme qui lui avait passé une pièce fausse de cinquante centimes, le matin même, et le quincaillier vit en lui indubitablement l’introuvable assassin de la veuve Malet, que la police recherchait depuis six mois.

Dans la salle du conseil municipal, où ses gardiens le firent entrer, Randel retrouva le maire, assis devant la table des délibérations et flanqué de l’instituteur.

— Ah ! ah ! s’écria le magistrat, vous revoilà, mon gaillard. Je vous avais bien dit que je vous ferais coffrer. Eh bien, brigadier, qu’est-ce que c’est ?

Le brigadier répondit : « Un vagabond sans feu ni lieu, monsieur le maire, sans ressources et sans argent sur lui, à ce qu’il affirme, arrêté en état de mendicité et de vagabondage, muni de bons certificats et de papiers bien en règle. »

— Montrez-moi ces papiers, dit le maire. Il les prit, les lut, les relut, les rendit, puis ordonna : « Fouillez-le. » On fouilla Randel ; on ne trouva rien.

Le maire semblait perplexe. Il demanda à l’ouvrier : « Que faisiez-vous ce matin, sur la route ? »

— Je cherchais de l’ouvrage.
— De l’ouvrage ? Sur la grand-route ?
— Comment voulez-vous que j’en trouve si je me cache dans les bois ?

Ils se dévisageaient tous les deux avec une haine de bêtes appartenant à des races ennemies. Le magistrat reprit : « Je vais vous faire mettre en liberté, mais que je ne vous y reprenne pas ! »

Le charpentier répondit : « J’aime mieux que vous me gardiez. J’en ai assez de courir les chemins. »

Le maire prit un air sévère :

— Taisez-vous.

Puis il ordonna aux gendarmes :

— Vous conduirez cet homme à deux cents mètres du village, et vous le laisserez continuer son chemin.

L’ouvrier dit : « Faites-moi donner à manger, au moins. »

L’autre fut indigné : « Il ne manquerait plus que de vous nourrir ! Ah ! ah ! ah ! elle est forte celle-là ! » Mais Randel reprit avec fermeté : « Si vous me laissez encore crever de faim, vous me forcerez à faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les gros. »

Le maire s’était levé, et il répéta : « Emmenez-le vite, parce que je finirais par me fâcher. »

Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et l’entraînèrent.

Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva sur la route; et les deux hommes l’ayant conduit à deux cents mètres de la borne kilométrique, le brigadier déclara :

— Voilà, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien, vous aurez de mes nouvelles.

Et Randel se mit en route sans rien répondre, et sans savoir où il allait. Il marcha devant lui un quart d’heure ou vingt minutes, tellement abruti qu’il ne pensait plus à rien.

Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenêtre était entrouverte, une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et l’arrêta net, devant ce logis.

Et, tout à coup, la faim, une faim féroce, dévorante, affolante, le souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette demeure.

Il dit, tout haut, d’une voix grondante : « Nom de Dieu ! faut qu’on m’en donne, cette fois. » Et il se mit à heurter la porte à grands coups de son bâton. Personne ne répondit; il frappa plus fort, criant : « Hé ! hé ! hé ! là-dedans, les gens ! hé ! ouvrez ! »

Rien ne remua ; alors, s’approchant de la fenêtre, il la poussa avec sa main, et l’air enfermé de la cuisine, l’air tiède plein de senteurs de bouillon chaud, de viande cuite et de choux s’échappa vers l’air froid du dehors.

D’un saut, le charpentier fut dans la pièce. Deux couverts étaient mis sur une table. Les propriétaires, partis sans doute à la messe, avaient laissé sur le feu leur dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe grasse aux légumes.

Un pain frais attendait sur la cheminée, entre deux bouteilles qui semblaient pleines.

Randel d’abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence que s’il eût étranglé un homme, puis il se mit à le manger voracement, par grandes bouchées vite avalées. Mais l’odeur de la viande, presque aussitôt, l’attira vers la cheminée, et, ayant ôté le couvercle du pot, il y plongea une fourchette et fit sortir un gros morceau de boeuf lié d’une ficelle. Puis il prit encore des choux, des carottes, des oignons jusqu’à ce que son assiette fût pleine, et l’ayant posée sur la table, il s’assit devant, coupa le bouilli en quatre parts et dîna comme s’il eût été chez lui. Quand il eut dévoré le morceau presque entier, plus une quantité de légumes, il s’aperçut qu’il avait soif et il alla chercher une des bouteilles posées sur la cheminée.

À peine vit-il le liquide en son verre qu’il reconnut de l’eau-de-vie. Tant pis, c’était chaud, cela lui mettrait du feu dans les veines, ce serait bon, après avoir eu si froid; et il but.

Il trouva cela bon en effet, car il en avait perdu l’habitude; il s’en versa de nouveau un plein verre, qu’il avala en deux gorgées. Et, presque aussitôt, il se sentit gai, réjoui par l’alcool comme si un grand bonheur lui avait coulé dans le ventre.

Il continuait à manger, moins vite, en mâchant lentement et trempant son pain dans le bouillon. Toute la peau de son corps était devenue brûlante, le front surtout où le sang battait.

Mais, soudain, une cloche tinta au loin. C’était la messe qui finissait; et un instinct plutôt qu’une peur, l’instinct de prudence qui guide et rend perspicaces tous les êtres en danger, fit se dresser le charpentier, qui mit dans une poche le reste du pain, dans l’autre la bouteille d’eau-de-vie, et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et regarda la route.

Elle était encore toute vide. Il sauta et se remit en marche; mais, au lieu de suivre le grand chemin, il fuit à travers champs vers un bois qu’il apercevait.

Il se sentait alerte, fort, joyeux, content de ce qu’il avait fait et tellement souple qu’il sautait les clôtures des champs, à pieds joints, d’un seul bond.

Dès qu’il fut sous les arbres, il tira de nouveau la bouteille de sa poche, et se remit à boire, par grandes lampées, tout en marchant. Alors ses idées se brouillèrent, ses yeux devinrent troubles, ses jambes élastiques comme des ressorts.

Il chantait la vieille chanson populaire :

Ah! Qu’il fait donc bon
Qu’il fait donc bon
Cueillir la fraise.

Il marchait maintenant sur une mousse épaisse, humide et fraîche, et ce tapis doux sous les pieds lui donna des envies folles de faire la culbute, comme un enfant.

Il prit son élan, cabriola, se releva, recommença. Et, entre chaque pirouette, il se remettait à chanter :

Ah! Qu’il fait donc bon
Qu’il fait donc bon
Cueillir la fraise.

Tout à coup, il se trouva au bord d’un chemin creux et il aperçut, dans le fond, une grande fille, une servante qui rentrait au village, portant aux mains deux seaux de lait, écartés d’elle par un cercle de barrique.

Il la guettait, penché, les yeux allumés comme ceux d’un chien qui voit une caille. Elle le découvrit, leva la tête, se mit à rire et lui cria :

— C’est-il vous qui chantiez comme ça ?

Il ne répondit point et sauta dans le ravin, bien que le talus fût haut de six pieds au moins. Elle dit, le voyant soudain debout devant elle : « Cristi, vous m’avez fait peur ! »

Mais il ne l’entendait pas, il était ivre, il était fou, soulevé par une autre rage plus dévorante que la faim, enfiévré par l’alcool, par l’irrésistible furie d’un homme qui manque de tout, depuis deux mois, et qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé par tous les appétits que la nature a semés dans la chair vigoureuse des mâles.

La fille reculait devant lui, effrayée de son visage, de ses yeux, de sa bouche entrouverte, de ses mains tendues.

Il la saisit par les épaules, et, sans dire un mot, la culbuta sur le chemin.

Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent à grand bruit en répandant leur lait, puis elle cria, puis, comprenant que rien ne servirait d’appeler dans ce désert, et voyant bien à présent qu’il n’en voulait pas à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas très fâchée, car il était fort, le gars, mais par trop brutal vraiment.

Quand elle se fut relevée, l’idée de ses seaux répandus l’emplit tout à coup de fureur, et, ôtant son sabot d’un pied, elle se jeta, à son tour, sur l’homme, pour lui casser la tête s’il ne payait pas son lait.

Mais lui, se méprenant à cette attaque violente, un peu dégrisé, éperdu, épouvanté de ce qu’il avait fait, se sauva de toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu’elle lui jetait des pierres, dont quelques-unes l’atteignirent dans le dos.

Il courut longtemps, longtemps, puis il se sentit las comme il ne l’avait jamais été. Ses jambes devenaient molles à ne le plus porter, toutes ses idées étaient brouillées, il perdait souvenir de tout, ne pouvait plus réfléchir à rien.

Et il s’assit au pied d’un arbre.

Au bout de cinq minutes il dormait.

Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant les yeux, il aperçut deux tricornes de cuir verni penchés sur lui, et les deux gendarmes du matin qui lui tenaient et lui liaient les bras.

— Je savais bien que je te repincerais, dit le brigadier goguenard.

Randel se leva sans répondre un mot. Les hommes le secouaient, prêts à le rudoyer, s’il faisait un geste, car il était leur proie à présent, il était devenu du gibier de prison, capturé par ces chasseurs de criminels qui ne le lâcheraient plus.

— En route ! commanda le gendarme.

Ils partirent. Le soir venait, étendant sur la terre un crépuscule d’automne, lourd et sinistre. Au bout d’une demi-heure, ils atteignirent le village.
Toutes les portes étaient ouvertes, car on savait les événements. Paysans et paysannes soulevés de colère, comme si chacun eût été volé, comme si chacune eût été violée, voulaient voir rentrer le misérable pour lui jeter des injures.

Ce fut une huée qui commença à la première maison pour finir à la mairie, où le maire attendait aussi, vengé lui-même de ce vagabond.

Dès qu’il l’aperçut, il cria de loin :

— Ah, mon gaillard ! nous y sommes.

Et il se frottait les mains, content comme il l’était rarement.

Il reprit : « Je l’avais dit, je l’avais dit, rien qu’en le voyant sur la route. »

Puis, avec un redoublement de joie :

— Ah ! gredin, ah ! sale gredin, tu tiens tes vingt ans, mon gaillard !

 

Guy de MAUPASSANT

 

Découvrez aussi les autres articles :
Faux coupableChez l’assassinLes camelotsLa complainte et le journalOù chanter le crime?

 

LE CHANT DES CRIMES
Les Complaintes de l’affaire Vacher 

Marc Renneville.
25 avril 2021 – Éditions Gaelis 

Format Broché : 180 x 230 –  ISBN : 978-2-38165-039-5
Nbr de pages : 132
Illustré : Oui

Le Chant des crimes-Les Complaintes de l'affaire Vacher-Marc Renneville-Gaelis-editions

Commandez un exemplaire dédicacé du  Chant des crimes,  sur le site de Gaelis Editions. Ce livre est disponible en librairie ou sur toutes les plates-formes de vente.

 

 

 

 

Retrouvez Marc Renneville sur sa page Facebook
Plus d’informations sur Marc Renneville
Le site de Criminocorpus

 

 

Gaelis Editions-Logo